Texte pour les notes du livret du CD «
L’improvisation libre se définit entre autres par le renoncement, de la part des artistes qui la pratiquent, à être aidés par la forme composée par autrui. Peut-être un peu par orgueil mais surtout par jeu : Que reste-t-il quand on a renoncé à ce soutien ? Par quel détour trouver ou retrouver le chemin de la créativité ? Et dans l’allant de la pratique instrumentale par exemple, on peut se demander si la créativité se confond avec le développement d’une virtuosité singulière, s’il convient d’oublier tout souci de la forme ou constater la présence d’un flux d’où peut naître toute forme comme par inadvertance.
Les questions et les pratiques sont multiples dans ce domaine, mais la question fondamentale reste la même : de quoi l’improvisation est-elle libre ? Libre des formes préétablies ? Libre des conventions ? Libre des pré-requis ? Libre de toute bien-séance ? En cours de route, l’improvisateur et l’improvisatrice trouvent-ils un chemin pour être libres de soi ?
Et ces questions se frottent à la réalité organique du rapport à l’écoute et au son, de la manipulation instrumentale, des limites et des freins qui jalonnent la pratique de l’improvisation comme discipline. Et ce sont ces limites mêmes qui forment le vocabulaire – les manières – de l’improvisateur et de l’improvisatrice, par quoi ils peuvent espérer un dépassement : s’appuyer sur ces limites pour rebondir dans le mouvement du jeu lui-même en interagissant avec la réalité fuyante de l’instant. Ce vocabulaire est vivant ainsi parce que contraint seulement par les puissances ontologiques de l’individu et de son environnement immédiat, suffisamment vivant pour former un langage parce que libre d’une forme ou d’une instruction ajoutée. Libre aussi et surtout parce que l’instant qui fuit n’appartient pas à la durée.
Que se passe-t-il alors quand l’improvisateur et l’improvisatrice sont confrontés à un tel « ajout » ? La partition, aussi ouverte qu’elle soit, vient-elle perturber la réalité en provoquant comme une distorsion gravitationnelle ? Ou vient-elle au contraire au secours de l’artiste en question lui apportant de nouvelles perspectives dans sa discipline ? Vient-elle assécher ou au contraire enrichir le langage patiemment développé ? Vient-elle en bloquer son mouvement ou au contraire lui donner un nouveau contexte ?
Cela dépend évidemment d’où proviennent ces partitions et de quelles expériences elles sont issues. Cela dépend de quel côté et jusqu’où elles font pencher l’aiguille sur le cadran qui unit l’objet et le processus, si elles laissent suffisamment de place à l’aspect ludique du travail avec la matière sonore et cela dépend évidemment de leur nature. Parmi les partitions que peuvent investir voire concevoir les improvisateurs et les improvisatrices, il en existe de toutes sortes proposant une multitude de variations, entre celles qui donnent un ou des cadres temporels fixes ou flexibles, des indications de matières sonores, des modes de jeu individuels ou collectifs, une instrumentation et un effectif fixes ou libres, une suite d’instructions textuelles ou s’appuyant sur des éléments graphiques mêlant ou non des éléments de la notation musicale traditionnelle, etc.
Mais toutes au bout du compte, laissant ou non la durée totale de l’œuvre voire de ses parties à l’appréciation des interprètes, imposent une perturbation temporelle qui les oblige à trouver des moyens pour rééquilibrer le mouvement de leur langage ou d’entrevoir la possibilité d’un pas de côté transformant ce langage en un objet précis et circonscrit comme isolé et éclairé d’une autre lumière. D’un côté donc une stratégie d’adaptation à la présence constituante d’une durée et de l’autre un abandon du mouvement au profit d’une contemplation d’éléments réifiés en relation les uns avec les autres.
L’improvisatrice et l’improvisateur ont la possibilité d’échapper à toute stratégie, se laissant porter par le flux dont ils sont à la fois les acteurs et les témoins mais quand ils se penchent sur une partition qui demandent de puiser dans leur créativité ils se doivent d’obéir à l’obligation de stratégies afin de résoudre le problème de la durée. Et c’est bien l’oscillation entre ces deux pratiques, cette oscillation dans laquelle ils se tiennent, qui est le cœur de leur discipline.
Les deux partitions dont il est question dans le présent enregistrement proposent une telle oscillation. On pourrait même dire qu’elles hésitent, qu’elles sont faites d’une stimulante hésitation. Indéterminées dans le résultat qui peut en naître, elles obligent à se rendre à l’évidence des décisions prises par les interprètes, elles les obligent à trouver la synergie entre l’intimité de leur langage et l’irruption d’un environnement extérieur. Elles les obligent à faire cohabiter le temps suspendu et la réalité objective de la durée mesurée.
Quelle poésie naît donc de cette double vélocité ?